Voici le texte de mon intervention, faite dans le cadre de la fondation Victor Segalen, lors de la table ronde franco-chinoise «Transmission culturelle et modernité», qui s’est tenue les 12 et 13 septembre 2012 à Beidaihe, en Chine. Pour la petite histoire, Beidaihe, petite station balnéaire des bords de la mer de chine, est le lieu de résidence préféré des cadres du Parti Communiste Chinois.
Nous sommes allés visiter Shanhai Pass, qui est le lieu où la muraille de Chine arrive dans la mer du même nom. Sur la gauche, la muraille, et sur la droite, l’activité économique de la Chine actuelle, avec ses ports et ses docks. Illustration parfaite du thème de la table ronde…
Transition culturelle
La transmission de la culture d’une génération à une autre est apparue relativement tard dans l’histoire de l’humanité. Elle a été favorisée par trois inventions : celle de l’écriture, celle du papier, et enfin celle de l’imprimerie. L’apparition de l’internet, nouvelle invention humaine, destinée comme les précédentes à favoriser la communication, touche maintenant aussi bien l’image que le texte, et change radicalement nos comportements. C’est une certaine forme de «modernité», que l’on peut regretter si l’on en reste à l’impression que «c’était mieux avant». L’époque actuelle me semble surtout être une époque de transition, à défaut de transmission, mais elle ouvre des espaces incroyablement riches.
Au sujet de la transmission, on peut remarquer que le livre de Victor Segalen sur les Maoris de Polynésie, «Les Immémoriaux», a justement pour objet la singularité de cette culture, qui s’appuie uniquement sur le «dit». Le déclin et la quasi disparition de la culture Maori, essentiellement orale, est le thème principal de ce livre. Le langage a donc été très longtemps une manière de transmettre, de raconter l’histoire, d’inventer les contes et les légendes, mais la conservation de cette matière dans le temps a été facilitée par le livre.
Dans mon activité professionnelle, qui consiste à transmettre une certaine forme de culture par le biais d’audioguides, distribués dans les musées et les lieux touristiques, il m’est souvent arrivé de croiser des chercheurs, des historiens, des architectes, et les discussions que j’ai pu avoir avec certains d’entre eux, m’ont amené à cette réflexion sur la volatilité de notre mémoire : passé quelques générations, nous avons véritablement très peu de traces ni de souvenirs de l’état initial des lieux que nous re-visitons aujourd’hui, ou que nous tentons de rénover, en leur enlevant parfois toute signification. Dans son Dictionnaire raisonné, l’architecte du 19ème siècle Viollet-Leduc, souvent critiqué pour son travail sur Notre-Dame de Paris, ou sur le château de Pierrefonds, apporte un point de vue personnel tout à fait intéressant : « Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné ». Cette vision peut paraître iconoclaste, elle s’appuie néanmoins sur de solides bases, très académiques et très érudites : en ce qui concerne Viollet-Leduc, la documentation qu’il consultait et les croquis préparatoires qu’il faisait, le montrent parfaitement. C’est cette modification d’un espace dans le temps qui peut sembler contradictoire, au regard d’une transmission culturelle respectueuse de la vérité et de la tradition, et donc à priori conservatrice.
Mais l’architecture ne représente qu’une facette de notre culture, et le livre demeure le support privilégié de la transmission. L’image – par le biais du dessin et de la peinture – a longtemps été réservée aux églises et aux demeures royales ou seigneuriales, puis ensuite stockée et montrée dans les musées. Toujours à propos de Victor Segalen, celui-ci écrivait à un ami, au sujet de la Polynésie, « Je puis dire n’avoir rien vu du pays et de ses Maoris avant d’avoir parcouru et presque vécu les croquis de Gauguin ». Cette vision, dans tous les sens du terme, est un parfait exemple de l’importance de l’image.
Concernant l’image, celle-ci s’est peu à peu démocratisée avec l’avènement de la photographie. Nous sommes passés de l’usage de la photographie analogique, réservée à quelques uns, à l’explosion de la photo numérique, présente maintenant dans tous les smartphones dignes de ce nom. Ce ne sont plus des photographes professionnels qui produisent les images, mais l’ensemble des utilisateurs. Quelques années après leur apparition, il est étonnant de voir comment les réseaux sociaux ont colonisé le texte, par la messagerie puis par les SMS, par Twitter, par Weibo ou Ren-ren. Je vous rappelle que nous -par «nous», je veux dire la population mondiale connectée sur internet en 2012- écrivons chaque minute des centaines de millions de mots ou de caractères. Et aujourd’hui, à cet instant, ce sont plusieurs milliers de photographies qui sont mises en ligne chaque seconde dans le monde, par des millions d’utilisateurs.
C’est une histoire collective qui est en train de se faire sous nos yeux. Facebook, Instagram, Pinterest, transforment l’internet en un gigantesque album d’images. La plupart n’ont aucun intérêt, comme la plupart de nos albums de photographies d’antan, et ne concernent que leurs auteurs, leur famille et leurs amis. Cependant, dès qu’il se passe quelque chose d’étrange, d’inhabituel, d’extraordinaire, c’est immédiatement relayé par tous les possesseurs de smartphones. Si vous visitez un lieu, si vous vous intéressez à un sujet particulier, vous serez surpris de voir le nombre d’images associées, disponibles, et surtout commentées. Tout évènement est transmis instantanément : il suffit de se souvenir de la cérémonie d’ouverture des jeux olympiques, cette année à Londres. La plupart des athlètes prenaient des photos, et tous les spectateurs faisaient de même. Comme l’explique André Gunthert dans un article, cela représente «l’extension au grand public de compétences autrefois réservées au système médiatique».
La question est éventuellement de se demander, comment exploiter cette masse de données ? Je vous rassure, d’autres se la sont posée, et ont déjà commencé à en profiter : la publicité -en ligne, bien entendu- utilise de plus en plus les données personnelles des utilisateurs, et analyse les contenus mis sur les sites de partage ou de stockage. C’est un des travers de l’exploitation de ces inventions : souvenez-vous, la publicité, ou parfois la propagande, ont rapidement envahi les publications imprimées…
Toutefois ce qui est original dans ces technologies, est leur dimension à la fois géographique et temporelle. Depuis plusieurs années, les photos numériques sont en effet datées : elles sont aujourd’hui géo-localisées, ce qui représente une signature immédiate, locale et instantanée. Ces nouveaux usages, combinés à de nouveaux usagers, peuvent déjà être représentés, par des outils permettant leur lecture : par exemple, il est possible de visualiser une animation représentant toutes les photographies prises dans le monde, en une année…
Toute référence aux textes anciens peut être retrouvée, tout texte numérisé, toute image stockée, et chacun marqué à la fois temporellement, et spatialement. Pour la culture, et l’éducation, cela représente un champ d’exploration extraordinaire.