C’est seulement à partir des années 80-90 que les gens ont commencé à me demander si j’étais de la famille de mon grand-père, Victor Segalen. Auparavant, il n’était connu que de quelques universitaires ou gens de lettres, s’intéressant soit à la Chine, soit aux Maoris. Ses descendants directs, mon oncle Yvon, ma tante Annie, mon père Ronan, et les onze petits-enfants, représentaient pour moi la famille paternelle.
Je ne ressentais pas d’attirance particulière pour ce grand-père disparu en 1919. Ma grand-mère s’était remariée, et sa mort en 1968 n’a donné lieu à aucune commémoration concernant mon grand-père. Je savais qu’il était médecin, explorateur, écrivain, poète, et que mon père était né en Chine. J’ai commencé à lire les Stèles à vingt ans, et celle de l’Éloge et pouvoir de l’absence me paraît convenir à mon état d’esprit à son sujet.
De temps en temps nous nous retrouvions chez ma grand-mère, Mamine, ou chez ma tante Annie, qui ont passé une grande partie de leur vie à mettre de l’ordre dans ses écrits, et ont fortement contribué à le faire connaître en faisant éditer la plupart de ses livres. Étant l’un des plus jeunes petits-enfants (le dernier petit-fils), je n’ai pas souvenir d’avoir entendu parler de lui dans ces réunions familiales. En 1961, une thèse de doctorat a été le début d’un intérêt croissant pour l’œuvre de mon grand-père. À l’époque de Mao et de Gaulle, la reconnaissance de la Chine Populaire par la France en 1964 a orienté notre regard, et plusieurs auteurs se sont dès lors intéressés à son parcours, hors du commun.
Très tôt intéressé par la littérature, la musique, la peinture, il soutient sa thèse de médecine sur les cliniciens ès-lettres, rencontre Debussy, correspond avec de nombreux poètes et artistes. En 1902, médecin auxiliaire, il est envoyé rejoindre l’Aviso « La Durance », à Tahiti. Il traverse l’atlantique, puis les états-unis, fait un séjour forcé de deux mois pour une dysenterie à San-Francisco, où il visite le China Town de l’époque. Il part ensuite soigner les Maoris dans les îles Tuamotou, décimés par un cyclone, avant de rejoindre les îles Marquises. Gauguin vient de mourir, il récupère quelques bribes de ce qui était mis aux enchères publiques, dont un tableau présenté à l’envers par le commissaire-priseur, décrit comme les chutes du Niagara, en fait le village breton sous la neige.
Son séjour et le contact avec les Maoris lui donne l’idée de son premier livre, Les Immémoriaux, qu’il écrira à son retour. Il se marie à Brest en 1905, où naît mon oncle Yvon. Il rencontre Auguste Gilbert de Voisins, avec qui il prépare une expédition en Chine centrale. Après avoir suivi des cours de chinois pour devenir élève interprète, il part seul en avril 1909, s’installe à Pékin, rencontre Paul Claudel à T’ien-tsin, puis le 9 août c’est le départ, pour six mois d’exploration et de découverte à dos de cheval, pour terminer par la descente du fleuve Yang-Tsé en jonque, jusqu’à Shanghai.
De retour à Pékin, où il retrouve sa femme et son fils, il commence à travailler sur ses projets littéraires : Le Fils du Ciel, personnage de l’Empereur Guangxu, mort en 1908, empoisonné à l’arsenic par l’Impératrice Cixi. Il rencontre un jeune professeur de chinois, Maurice Roy, le personnage mystérieux de son roman René Leys, qui paraîtra en 1922, après sa mort. Ma tante Annie naît au mois d’août 1912. Il publie en 1913 un recueil de poèmes, Stèles, qu’il décrit lui-même ainsi :
Aucune de ces proses dites Stèles n’est une traduction, quelques-unes, rares, à peine une adaptation. Les stèles chinoises de pierre contiennent la plus ennuyeuse des littératures : l’éloge de vertus officielles, un ex-voto bouddhique, le rappel d’un décret, une invitation aux bonnes mœurs. Ce n’est donc pas l’esprit ni la lettre, mais simplement la forme « stèle » que j’ai empruntée. Je cherche délibérément en Chine, non pas des idées, mais des formes qui sont peu connues, variées et hautaines. La forme « stèle » m’a paru susceptible de devenir un genre littéraire nouveau dont j’ai tenté de fixer quelques exemples. Je veux dire une pièce courte cernée d’une sorte de cadre rectangulaire dans la pensée et se présentant de front au lecteur. Quant au texte y inclus, j’ai fait mon possible pour éviter tout malentendu chinois, toute méprise, toute fausse note. Mais dans ce moule chinois, j’ai placé simplement ce que j’avais à exprimer.
C’est à cette époque qu’il envisage de créer une Fondation Sinologique, permettant de rapprocher les cultures occidentales et chinoises. Il retourne à Paris, défendre le projet d’une nouvelle expédition archéologique, et revient à T’ien-tsin pour la naissance de mon père. Il est officiellement chargé de la Mission Segalen-Lartigue-de Voisins, qui partira le premier février 1914 pour le Shaanxi et le Sichuan. Il prend de nombreuses photographies, dessine, et tient un carnet de voyage, les Feuilles de route. Début mars, il découvre le tombeau de Huo Qubing, avec une statue d’un cheval piétinant un barbare.
Un télégramme rattrape l’expédition le 11 août 1914, annonçant le début des hostilités. Il soigne les blessés à Dunkerque, puis à Brest. Il publie Peintures en 1916, descriptions en prose de tableaux ou peintures chinoises, imaginaires ou réelles. Nous avions chez mes parents un paravent rapporté par mon grand-père, qui est l’une de ces peintures, c’est la Fête à la cour d’un prince Ming.
En décembre 1916, il accepte une mission en Chine, pour recruter des travailleurs chinois. Il profite de ce voyage pour continuer son travail d’archéologue, et prépare l’histoire de la statuaire chinoise, Chine : La grande statuaire. De retour en France, il soigne les malades atteints de la grippe espagnole. Malade, épuisé, il part se reposer au Huelgoat, où il fait de nombreuses promenades en forêt, et meurt d’une blessure à la cheville, le 21 mai 1919, à quarante et un ans.
3 réponses sur « Le petit-fils de son grand-père »
[…] dans des mines, exploitées depuis les Celtes, et fermée à la fin du 19ème siècle. Mon grand-père aimait beaucoup cette vallée, et c’est là qu’il est mort, au lieu-dit Le Gouffre, sur […]
[…] à Gauguin, est véridique : la palette, les bois sculptés de la maison du Jouir, le tableau du village breton sous la neige, et plusieurs autres croquis et dessins. Mon grand-père avait dépensé une grande partie de sa […]
Chouette histoire ! Merci