Catégories
BD Temps

Gauguin en bande dessinée

En feuilletant une bande dessinée dans une librairie, j’ai eu la surprise de voir mon grand-père sur la première page, puis sur d’autres à la suite, comme personnage secondaire mais important du sujet : le peintre Paul Gauguin. La BD « Gauguin, loin de la route » raconte surtout la fin de sa vie dans les îles polynésiennes, ses heurts avec les autorités, sa folie créatrice. Mon grand-père, qui ne l’a pas rencontré, étant arrivé à Tahiti après sa mort, a suivi ses derniers déplacements et interrogé les personnes qui l’avaient côtoyé. Il devient ainsi le témoin et le conteur des derniers instants du peintre, qui lui a donné une vision différente des Maoris, et qui lui a sans doute donné des idées à postériori pour l’écriture de son premier livre, « Les Immémoriaux ».

gauguin

Les deux auteurs de la BD sont Maximilien Leroy, et Christophe Gaultier pour le dessin (sans oublier Marie Galopin pour la couleur). Je savais que Victor Segalen devenait depuis quelques temps l’objet d’intérêts culturels – et sujet pour les concours d’entrées aux grandes écoles- , mais le voir apparaître aujourd’hui dans une publication du  neuvième art me fait particulièrement plaisir : mon grand-père, à sa façon, était résolument « moderne »… Son dessin de la case de Gauguin le montre parfaitement. Il a sans doute été le premier à lire le manuscrit de « Noa Noa », le livre écrit et illustré par Gauguin pour tenter d’expliquer son œuvre polynésienne.

casegauguin

Pour la petite histoire, le rachat par Victor Segalen, lors de la vente aux enchères de plusieurs objets ayant appartenu à Gauguin, est véridique : la palette, les bois sculptés de la maison du Jouir, le tableau du village breton sous la neige, et plusieurs autres croquis et dessins. Mon grand-père avait dépensé une grande partie de sa solde de médecin de marine, et rapporté ces objets pour les montrer ou les offrir à ses amis, le poète Saint-Pol-Roux, et le peintre Georges-Daniel de Monfreid, l’un des premiers à être convaincu de l’importance de l’œuvre de Gauguin. Mon grand-père raconte  cette anecdote dans son hommage à Gauguin, « Gauguin dans son dernier décor » :

Puis s’accomplit la vente judiciaire, sous les formes les plus légales, les plus sordides. On liquida sur place les objets « utiles », vêtements, batterie de cuisine, conserves et vins. Une autre adjudication eut lieu à Papeete, et comprenant quelques toiles, deux albums, l’image de Satan et de la concubine Thérèse, le fronton et les panneaux de la Maison du Jouir, la canne du Peintre, sa palette.

Pour acquéreurs : des marchands et des fonctionnaires ; quelques officiers de marine ; le Gouverneur régnant à cette époque ; des badauds, et un professeur de peinture sans élèves devenu écrivain public. Le Gouverneur fit acheter discrètement, puis racheta au même prix, un album. Un marchand se rendit possesseur de la canne (la poignée enchâssait une grosse perle baroque) et des deux bois « Thérèse » et « Père Paillard ». Un enseigne de vaisseau ne se départit point d’une fort belle toile : trois femmes, l’une allaitant, assise aux pieds des autres posées dans un ciel jaune. Le professeur de peinture essaya, d’un air entendu, la souplesse des poils des brosses, sur l’ongle de son pouce gauche, et en acquit tout un lot pour trois francs. La palette m’échut pour quarante sous. J’acquis au hasard de la criée tout ce que je pus saisir au vol. Une toile, présentée à l’envers par le commissaire priseur qui l’appelait « chutes du Niagara » obtint un succès de grand rire. Elle devint ma propriété pour la somme de sept francs. Quant aux bois, fronton et métopes de la Maison du Jouir, personne ne surmonta ma mise de…cent sous ! Et ils restèrent à moi.

jouir

Revenu seul, avec une grande tristesse étonnée dans mon faré tahitien, dont les parois étaient vides, j’étendis ces trophées sacrilègement conquis au hasard de mots jetés et d’un marteau de justice que plus rien ne pouvait relever. Les bois de la Maison du Jouir,  je les destinai dès lors, à l’autre extrémité du monde, à ce manoir breton que Saint-Pol-Roux se bâtissait, lui aussi, comme demeure irrévocable, dominant la baie du Toulinguet, sur la presqu’île atlantique. La palette, je ne pus décemment en faire mieux hommage qu’au seul digne de la tenir, – non pas entre ses doigts, comme une relique dont on expertise avec la foi l’origine, – mais passant dans l’ovale au double biseau le pouce qui porte et présente le champ des couleurs… à Georges Daniel de Monfreid.

À la bien regarder, cette palette, avec ses roses bleu nacré, ses blancs de dix mille nuances, ses montagnes de vert émeraude ou véronèse encore mou, et d’autres tons pétris par le pinceau dont les poils avaient marqué, cette palette était le miroir en relief de la toile qui dans ma case, pendait au mur, le « numéro » crié sous l’étiquette « Chutes du Niagara ».

Retournée, mise en place et contemplée enfin sans blasphèmes ni marchandage, cette toile devenait un paysage breton, village d’hiver sous la neige : quelques maisons de chaume épaulent la ligne d’horizon et se pressent autour du clocher juste central. (Le haut du cadre coupe la pointe trop aiguë  de la flèche.) A gauche, une falaise violette tombe vers un crépuscule. A droite filent des arbres maigres. Tout le sol est fait de neige, ruisselant de lumières fondues, magnifique pelage bleu et rose, fourrure sur le sol froid. C’est donc cela que le peintre, en mourant, recréait avec nostalgie ? Sous les soleils de tous les jours, le suscitateur des dieux chauds voyait un village breton sous la neige !

Cette toile, je l’ai gardée. Le don même en serait injurieux, Gauguin mourut en la peignant, c’est un legs. Seule de tant d’autres, elle se signe de l’absence du nom. 

Une réponse sur « Gauguin en bande dessinée »

Laisser un commentaire