Il n’y avait aucune bande dessinée chez mes parents. Nous avions des livres pour enfants : bibliothèque rose, avec le club des cinq, ou les aventures de oui-oui, et bibliothèque verte, de la première série créée par Hachette, avec les classiques d’aventures, de Jules Verne à Alexandre Dumas, en passant par des traductions de livres anglais ou américains. Pourtant, égarés parmi ces classiques, il y en avait trois que j’aimais particulièrement : les histoires dessinées de Christophe, éditées chez Armand Colin.
Christophe, de son vrai nom Marie Louis Georges Colomb, était un professeur (normalien) de sciences, qui utilisait le dessin pour illustrer ses cours (il a enseigné au Lycée Condorcet, au Lycée Faidherbe de Lille, puis de retour à Paris, à la Sorbonne et au collège Sévigné). Il essayait d’augmenter ses revenus en publiant -sous un pseudonyme, à cause de sa hiérarchie- ses créations graphiques en feuilletons dans les journaux de la fin du XIXème siècle. Ça a donné, entre autres, la famille Fenouillard, le sapeur Camember, et l’idée fixe du savant Cosinus.
La famille Fenouillard est le récit du voyage improbable, fait par une famille franchouillarde de l’époque, qui, partant visiter le mont St Michel, se retrouve à faire le tour du monde. Les deux filles, Artémise et Cunégonde, ressemblent à deux oies, et se font surnommer »dinde qui glousse » et « puce qui renifle » par les indiens sioux, dans l’épisode américain où le père se fait tatouer un hanneton sur le front.
Christophe est véritablement un précurseur, et son dessin, caricatural pour certains, utilisait les techniques de son temps, le crayon et l’encre. Il croquait ses personnages parmi ses amis ou ses proches, et certaines scènes sont inspirées des théâtres d’ombres, très en vogue à cette époque.
Le sapeur Camember est un personnage remarquable, suivant scrupuleusement les ordres de ses supérieurs, et donnant des conseils avisés à ses subalternes. Son sens inné de l’orthographe lui fait écrire « le sapeur a été mangé » quand il s’absente pour prendre son repas, ce qui émeut la population. Son amour indéfectible pour mam’selle Victoire, ce soleil resplendissant de toutes les vertus domestiques, permet de clore l’histoire par un mariage heureux, et une escouade de huit garçons, en plus de son fils adoptif Victorin, trouvé sur un champ de bataille. Le sapeur faisant deviner son prénom (commençant par F) à mam’selle Victoire, sans doute originaire d’Alsace, vu sa prononchiachion, reste un grand moment…
Mais mon préféré est l’idée fixe du savant Cosinus, dont la préface indique que le lecteur est invité à fouler les plates-bandes de la science pure et à en extraire une masse de conséquences pratiques et variées, si tant est qu’il soit possible d’extraire des conséquences d’une plate-bande… Jaloux du voyage de son cousin Fenouillard, il entreprend lui aussi de faire le tour du monde, avec son chien Sphéroïde, mais ne parvient pas à sortir de Paris, malgré toutes ses tentatives. Pris pour un dentiste par Mme Belazor, il tente de lui extraire une racine, à l’aide de la table des logarithmes. Et quand on me demande de me presser pour éviter d’être en retard, je reste un inconditionnel de la phrase « Partez devant ! vous ne serez pas au Pont Neuf, que je vous aurai déjà rattrapées !«