J’ai eu longtemps en ma possession un disque vinyle souple, 45 tours, objet certainement collector aujourd’hui. Le contenu m’avait intrigué : un texte était dit, sur une musique synthétique répétitive et assez agressive du fait des saturations, qui me faisait penser au Velvet Underground, ou à de la musique concrète. Je me rappelle avoir été pris par le texte, qui parlait d’un voyageur. J’avais même transcrit ce qui me semblait être un poème en prose, et ce faisant, j’ai appris par cœur « Le voyageur » de Friedrich Nietzsche, extrait tiré du livre Humain trop humain, un livre pour esprits libres (c’est le sous-titre).
Le récitant n’était autre que Gilles Deleuze, philosophe que je ne connaissais pas à l’époque, même de nom, et que j’ai ainsi découvert. Ses cours sur la philosophie et le cinéma sont toujours des références. La musique était faite par le groupe « Schizo », avec Richard Pinhas aux synthés. Cela date de 1972. Voilà ce que ça donnait :
Et le texte de Nietzsche, inspiré, dépressif, et philosophique :
« Celui qui est parvenu, ne serait-ce que dans une certaine mesure, à la liberté de la raison, ne peut rien se sentir d’autre sur terre que voyageur. Pour un voyage toutefois qui ne tend pas vers un but dernier : car il n’y en a pas. Mais enfin, il regardera les yeux ouverts à tout ce qui se passe en vérité dans le monde. Aussi ne doit-il pas attacher trop fortement son coeur à rien de particulier. Il faut qu’il y ait aussi en lui une part vagabonde dont le plaisir soit dans le changement et le passage.
Sans doute, cet homme connaîtra les nuits mauvaises où prit de lassitude, il trouvera fermée la porte de la ville qui devait lui offrir le repos. Peut être qu’en outre, comme en Orient, le désert s’étendra jusqu’à cette porte, que des bêtes de proie y feront entendre leur hurlement tantôt lointain, tantôt rapproché, qu’un vent violent se lèvera, que des brigands lui déroberont ses bêtes de somme. Alors, sans doute, la nuit terrifiante sera pour lui un autre désert tombant sur le désert, et il se sentira le coeur las de tous les voyages.
Et que le soleil matinal se lève, ardent comme une divinité de colère, que la ville s’ouvre, il verra peut-être sur les visages de ses habitants plus de désert encore, plus de saleté et de fourberie et d’insécurité, que devant les portes. Et le jour, à quelque chose près, sera pire que la nuit. Il se peut bien que tel soit à ce moment le sort du voyageur.
Mais pour le dédommager viennent ensuite les matins délicieux d’autres contrées, nés des mystères du premier matin. Il songe à ce qui peut donner au jour, entre le 10ème et le 12ème coup de l’horloge, un visage si pur, si pénétré de lumière, de sereine clarté qui le transfigure.
Il cherche la philosophie d’avant Midi. »