À quelques encablures de Paimpol (qu’on aime pour sa falaise, son église et son grand pardon – et surtout pour ses paimpolaises) se trouve une petite chapelle, bâtie au XIIIème siècle, Kermaria an Iskuit. Remarquable par son porche, avec les douze apôtres sculptés en bois polychrome, six de chaque côté – certains, très abîmés par le temps, ont été déplacés à l’intérieur de la chapelle. Au dessus, un édifice entouré d’une balustrade, d’où le seigneur rendait justice.
Mais c’est à l’intérieur que se trouve une fresque étonnante, peinte sans doute à la fin du XVème siècle, recouverte par un enduit de chaux au 18ème siècle, oubliée, puis remise à jour en 1856. Elle fait partie de la douzaine de danses macabres connues en France, inspirée comme les autres par celle du cimetière des Innocents, datant de 1426. Cimetière important et central du Paris de cette époque, on estime à deux millions le nombre de parisiens y ayant été enterrés, jusqu’à sa démolition en 1780, pour raison de salubrité. Les ossements étaient entassés dans des charniers, bâtiments construits tout autour du cimetière. Ils ont été transférés dans les carrières de la rive gauche, place D’Enfer (les catacombes).
La seule trace de l’emplacement de l’église des saints Innocents et du cimetière, entre la rue Berger, la rue St Denis, et la rue de la Ferronnerie, est la fontaine des Innocents. Le cimetière et l’église ont été détruits, et donc la danse macabre originelle, mais celle de Kermaria en donne une idée. Accompagnée d’un poème, sous forme de huitains, la danse alterne un squelette et un personnage se donnant la main, du plus haut gradé dans la hiérarchie humaine du moyen-âge (le Pape), jusqu’à l’enfant, en passant par l’empereur, le cardinal, le roi, le connétable, l’évêque, l’écuyer, l’astrologue, le bourgeois, le marchand, le pauvre paysan-laboureur…
Le texte, aujourd’hui quasiment effacé, est un dialogue entre le squelette et son personnage. Il montre que les hommes sont tous mortels, quel que soit leur statut social. En voici un extrait, d’abord en ancien français, puis dans une version plus compréhensible :
Le mort.
Marchant regardez par deca Marchand, regardez par ici
Pluseurs pays avez cerchie Vous avez parcouru plusieurs pays
A pie / a cheval / de pieca À pied et à cheval
Vous nen seres plus empeschie. Vous ne le ferez plus.
Vecy vostre dernier marchie Voici votre dernier marché
Il convient que par cy passez Vous devez passer par ici
De tout soing seres despeschie Vous serez libéré de tout souci
Tel convoite qui a assez. Tel convoite, qui possède déjà assez.Le marchand.
Jay este amont et aval J’ai été par monts et par vaux
Pour marchander ou ie povoye Pour marchander là où je le pouvais
Par long temps a pie / a cheval J’ai été longtemps à pied et à cheval
Mais maintenant pers toute ioye. Mais maintenant je perds toute joie.
De tout mon povoir acqueroye J’ai acquis des biens de toutes mes forces
Or ay ie assez/mort me contraint. Maintenant que j’ai assez, la Mort me soumet.
Bon fait aller moyenne voye Il est bon d’aller sur la voie de la modération
Qui trop embrasse peu estraint. Qui trop embrasse, mal étreint.
En dehors du fait que le dernier vers est devenu un proverbe, il est intéressant de voir que le français a bien évolué, en cinq siècles, et que la préoccupation reste la même vis-à-vis de notre condition terrestre et passagère…
Autre particularité de la fresque de Kermaria, la présence d’une figure féminine, ce qui est rare dans les autres danses connues. On l’aperçoit dans l’image ci-dessous, tout à droite. Mais cette gente dame est entre deux hommes, le chartreux et le sergent, et remplace donc l’un des squelettes. La misogynie non plus n’a pas d’âge…