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Mes oncles spirituels

J’ignore la raison profonde qui rend les oncles facétieux : j’ai le souvenir que plusieurs de mes oncles l’étaient. Peut-être était-ce de ma part un regard d’enfant différent de celui que je portais habituellement aux adultes sérieux, et parfois incompréhensibles, ou l’envie pour eux de trouver un complice avec leurs jeux  de mots ? Dans tous les cas cela m’a permis de découvrir d’autres facettes de leur personnalité, d’apprécier l’humour en général, et le leur en particulier.

C’est grâce à l’un d’entre eux que l’art de la contrepèterie est devenu pour moi source de bonheur : les beaux-arts sont le plaisir des dieux… Je passerai rapidement sur cette manie consistant à donner un sens caché, généralement grivois, qui permet de voir qu’on peut faire d’une pierre deux coups, en décalant les sons. Je continue à apprécier ce passe-temps, et j’aime découvrir des tournures de phrases qui peuvent prêter à confusion. J’ai un jour assisté à la bénédiction d’une meute de chiens de chasse (à courre), pour fêter la Saint Hubert : la devise de l’équipage, « Sagesse et Folie », ornait tous les blasons, mais je ne suis pas certain que c’était intentionnel, ni compris par tous les participants.

Un autre oncle s’était présenté, lors d’une soirée mondaine, à Paul-Émile Victor, en lui demandant de lui rappeler ses prénoms. Une autre fois, il s’est adressé à une jeune femme qui lui parlait d’égyptologie, en lui disant « Néfertiti avec moi dans le jardin « . Je crois que ma tante avait du mal à supporter cette attitude, mélange d’irrespect et d’ironie. Il parlait de mon père, Ronan, en disant « c’est une loque, Ronan. Une loque, tu dis ? et en plus il beg-meil » (Locronan, Loctudy et Beg-Meil sont des villages bretons). Un troisième oncle, enfin, m’a appris à danser le twist, en mimant l’utilisation d’une serviette à la sortie de la douche. J’y pense toujours dès que j’entends « Let’s twist again » de Chubby Checker (cliquez sur l’image).

chubby_checker_

J’ai étendu cette notion d’oncle à d’autres personnes, d’abord dans mon entourage. Je dois la découverte et le plaisir de la lecture des nouvelles d’Alphonse Allais, au père d’un de mes amis. Il avait la particularité de sortir une incongruité avec le plus grand sérieux, comme sans doute le faisait cet auteur à la belle époque. Mais en dehors des nouvelles, écrites dans un français parfait, j’appréciais chez Allais les inventions extraordinaires du langage.

Alphonse_Allais_&_(1854-1905)Je ne vous en citerai que deux, les vers holorimes, et les allographes :

Les vers holorimes sont une forme de poésie, pratiquée par quelques auteurs, comme Victor Hugo, Charles Cros, … qui consiste à doubler un vers de façon parfaitement homophone. Alphonse Allais en a commis plusieurs, mon préféré est celui-ci (avec son commentaire).

Conseils à un voyageur timoré qui s’apprête à traverser une forêt hantée par des êtres surnaturels :

Par les bois du Djinn, où s’entasse de l’effroi,
Parle, et bois du gin, ou cent tasses de lait froid.

(le lait froid, absorbé en grande quantité, est bien connu pour donner du courage aux plus pusillanimes).

Avec un groupe d’amis, nous nous sommes amusés à en écrire quelques-uns. L’une d’entre nous habitait au 60 rue des Saints Pères, et cela a donné
Soixante rudes et sains perroquets voletèrent
du 60 rue des Saints Pères, au quai Voltaire.
Je crois que c’est Olivier qui l’avait trouvé.

Un allographe est une forme de récit minimaliste, permettant d’économiser à la fois le papier et l’encre, selon Allais. Il intitule ainsi son projet : ODSFMR, « Oh, déesse éphémère ! » en poursuivant ainsi :  AID KN LNÉOPIDIN ÉLIAÉTLV. LSMITAT. LIZ LHOP HAUT AVQO ABAHR LUK ÉVKC, ce qui donne évidemment « Haïdée Cahen, elle est née au pays des hyènes, et elle y a été élevée. Elle est sémite et athée. Élie Zédé l’a chopée à chahuter avec Huot, abbé à Achères, et Lucas, évêque à Sées... ».

Georges Perec, éminent membre de l’OULIPO (OUvroir de LIttérature Potentielle) avait commis un récit-alphabet, commençant par « Abbesse, cédez ! Heu…« . Et finalement, les sms ne sont rien d’autre que des allographes, version djeune.

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